Théologie systématique

  • Søren KIERKEGAARD, Dieu et la pécheresse. Deux discours édifiants, (Les carnets DDB), présenté par Flemming Fleinert, Paris : Desclée de Brouwer, 1999. 18 cm. 117 p. ISBN 2-240-04400-9.

On sait le rôle central que joue la catégorie de l' »Individu » dans l’oeuvre de Kierkegaard. Publiés à partir de 1843, les Discours édifiants l’attestent peut-être mieux encore que d’autres écrits kierkegaardiens. En effet, chacune de ces méditations, destinée à la lecture publique, ne prend sens qu’en rencontrant celui que K. nomme « mon lecteur », c-à-d l’homme qui se laisse trouver par l’orateur et qui entend ces mots comme s’ils s’adressaient à lui seul. Le lecteur n’a pas un visage clairement identifié parce que justement il est l' »Individu », l’homme unique et singulier que chacun peut toujours devenir dans l’écoute.

Ce vol. est la reprise d’un ouvrage paru en 1962 dans la même coll. Il réunit deux Discours traduits par J. Colette. Dans une présentation entièrement repensée, Fleinert rappelle qu’il est bien question ici de discours et non de sermons, qui supposent une consécration et une autorité dont K. ne peut ni ne veut se prévaloir. Le philosophe ne prononce le discours édifiant (et non d’édification) qu’en son nom, sans se présenter comme un modèle ou comme un maître. Il peut seulement préparer un chemin pour son lecteur et le conduire au seuil de la foi.

Le 1er discours présenté a été publié en 1850. Il est consacré à la femme pécheresse qui tombe aux pieds de Jésus (Lc 7/37-50). D’une grande beauté poétique, cette méditation magnifie la figure chrétienne d’une femme qui « n’était occupée que par l’inquiétude d’une seule chose : son péché » (63). K. savait ce que notre époque ne veut plus entendre : les hérauts de la déculpabilisation ne font qu’annoncer le retour sauvage de culpabilités diffuses. À ne plus nommer le lieu authentique du péché, on le confond avec ce qui ne mérite pas ce nom, et dès lors on ne parvient plus véritablement à recevoir le pardon de Dieu. K. dessine ainsi la posture croyante : « En somme, que fait cette femme dont nous avons à recevoir les leçons ? Il faut répondre : Rien. Elle ne fait absolument rien » (70). Voilà toujours l’insoutenable : se tenir aux pieds du Christ et ne rien faire pour tout recevoir (Si la femme avait pensé, ajoute K., que même ses larmes représentaient un « faire » quelconque, elle les aurait refoulées).

Le 2d discours, prononcé en l’église de la Citadelle de Copenhague en 1851 et publié en 1855, est une méditation sur l’immutabilité de Dieu à partir de Jc 1/17-21. K. y développe la distance qui sépare l’éphémère des choses et l’immutabilité du divin. Pensée effrayante certes, mais aussi source d’apaisement pour l’homme qui peut trouver un lieu de repos. Immutabilité ne veut pas dire ici éloignement, bien au contraire. K. conclut alors en priant : « Personne, que ce soit dans la vie ou dans la mort, ne s’en va assez loin, au point de ne plus pouvoir te trouver, au point que tu ne sois plus là, car tu es partout. » (115).

Jean-Daniel CAUSSE

 

  • Jean-Claude LARCHET, Dieu ne veut pas la souffrance des hommes, (Théologies), Paris : Cerf, 1999. 24 cm. 130 p. ISBN 2-204-06091-7. FF 95.

L’a., patrologue et théologien orthodoxe, analyse ici la différence entre une compréhension occidentale de la croix qui, pour lui, conduit à une certaine valorisation de la souffrance, et les Pères grecs qui, à l’inverse, témoignent d’une vision essentiellement négative de la souffrance. Pour valider cette hypothèse, l’a. retourne aux sources de sa propre tradition et y trouve l’idée selon laquelle la souffrance est étrangère au dessein de Dieu. Loin d’être présente à l’origine, la souffrance survient d’une altération et d’une perversion de la nature. L’a. souligne ensuite que le Christ n’a pas justifié la souffrance, mais l’a assumée pour en délivrer l’homme. Autrement dit, le but du Christ était de libérer « la nature humaine et de restaurer celle-ci dans son état originel, paradisiaque » (120).

Ce livre s’achève par une réflexion sur le statut de la souffrance qui ne doit pas être recherchée, qui n’apporte aucun gain spirituel mais qui doit être à la fois acceptée et transcendée jusqu’au jour où, dans le Royaume, elle ne sera plus. L’a. a sans doute raison de discerner une tentation doloriste dans le christianisme occidental et, en ce sens, il ne faut pas cesser de dénouer les liens entre salut et souffrance ou de dénoncer un masochisme chrétien qui se cache sous le motif de la gloire de Dieu. Toutefois, ce tableau rapidement brossé ne rend pas compte de nuances importantes : insister sur la notion de croix ne conduit pas toujours, dans la tradition occidentale, à une valorisation de la souffrance. On peut saisir au contraire que la croix signifie un Dieu qui n’invite pas à se soustraire à la condition humaine mais à l’accueillir et à l’aimer. En somme, il y a de la souffrance liée au refus du statut créatural et donc mortel de l’homme. À l’inverse, on se demandera si les Pères grecs – que l’a. ne critique pas – ne pousse pas parfois vers une sorte de divinisation de l’homme dont Christ serait la figure exemplaire. Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne divin, déclare parfois la tradition orthodoxe. À cette logique on peut en préférer une autre : Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne pleinement humain.

Jean-Daniel CAUSSE

 

  • Jean-Claude LARCHET, Pour une éthique de la procréation. Éléments d’anthropologie patristique, (Théologies), Paris : Cerf, 1998. 24 cm. 175 p. ISBN 2-204-05858-0. FF 135.

Comment les Pères de l’Église appréhendent-ils les questions relatives à la procréation et à l’origine de la vie ? Telle est la problématique étudiée ici par L., patrologue réputé, notamment connu pour ses travaux sur Maxime le Confesseur. Avouons-le d’emblée : lorsqu’il aborde le problème de la procréation, le premier réflexe de l’éthicien n’est pas aujourd’hui de se tourner vers la théologie patristique. Il a pourtant bien tort de s’en priver. Une surprise de taille, en effet, attend celui qui entreprend de relire les Pères. Il ne trouvera pas une attitude homogène, mais des positions diversifiées et souvent très nuancées. Il n’aura pas affaire à une analyse sommaire, mais à une anthropologie déjà très affinée et à un sens assez aigu de la pastorale. En matière de stérilité, de contraception, d’avortement et de statut de l’embryon, la diversité des points de vue patristiques est mal connue et contraste singulièrement avec le monolithisme actuel du magistère romain qui insiste pourtant sur l’autorité des Pères. Or la tradition ancienne n’est pas une source unique. Elle est placée sous le signe du multiple.

Ainsi, au lieu d’être perçue comme trace du péché, la stérilité est dédramatisée grâce à un recours à l’allégorie. En ce sens, Jean Chrysostome refuse de faire de la procréation la justification du mariage et affirme que l’on peut aussi produire des fruits spirituels. On ne s’étonnera pas que la contraception soit rejetée par de nombreux Pères grecs et latins pour lesquels la procréation est l’unique but des relations sexuelles. Il est donc exclu de faire barrage à la fécondité, et le plaisir sexuel en tant que tel se trouve fortement suspecté. Cependant, l’attitude d’un Basile de Césarée ou d’un Jean Chrysostome est bien différente. Pour eux, la raison principale du mariage n’est pas la procréation, mais l’évitement de la luxure (sur la base notamment d’1 Co 7/1-9). De ce fait, rien ne s’oppose à la pratique de la contraception qui permet une sexualité indépendante de la seule procréation. En ce qui concerne l’avortement, l’attitude des Pères paraît sans concession : dès la conception, il y a être vivant qui ne peut être tué sans que cela ne soit une transgression du commandement. Ici encore pourtant nous trouvons des nuances que l’on attendrait pas. Se basant sur les thèses d’Aristote et sur Ex 21/22-24, des Pères latins établissent une distinction entre un temps végétatif où l’embryon n’est pas encore formé et un temps où l’embryon doit alors être considéré comme personne humaine parce qu’il est formé (c’est la thèse de l’animation différée). Ils considèrent ainsi qu’avant quarante jours l’avortement n’a pas la même gravité et ne peut être tenu pour un homicide (c’est la conviction de Jérôme ou d’Augustin). Cette position, systématisée plus tard par Thomas, sera longtemps la doctrine officielle de l’Église catholique, en tout cas jusqu’au XIXe s. qui verra la victoire d’une ligne plus rigide. De leur côté, les Pères grecs sont partisans d’une animation immédiate et considèrent qu’il y a personne humaine dès la conception. Eux aussi néanmoins se montrent progressivement sensibles aux situations particulières et prônent une attitude d’accueil et de pardon.

Ce livre fait donc vaciller bon nombre d’idées préconçues. Il contient une foule de renseignements, de références, de citations. De plus, il est écrit dans un langage clair et précis. Il devrait être remis entre les mains de toutes les autorités ecclésiales et de tous les éthiciens ! Après lecture, le théologien qui veut penser les nouvelles questions éthiques ne devrait plus douter de l’intérêt de relire les Pères.

Jean-Daniel CAUSSE

 

  • Frédéric MANNS, Abba. Au risque de la paternité de Dieu, (Vivre la Parole), Paris : Médiaspaul, 1999. 22 cm. 234 p. ISBN 2-7122-0720-3. FF 140.

L’a est franciscain et professeur au Studium biblicum franciscanum de Jérusalem. Après de brèves considérations psychanalytiques, il étudie la notion de paternité de Dieu dans l’AT, le judaïsme palestinien et hellénistique, puis dans le NT. Ici, il s’agit en réalité d’un vaste parcours qui ne permet pas de véritable approfondissement. Suit un chap. consacré aux Pères de l’Église, essentiellement constitué de citations brièvement commentées. Un dernier chap. propose une réflexion sur le sens de la paternité de Dieu pour aujourd’hui.

Cet ouvrage contient quelques éléments intéressants (comme par exemple la compréhension d’une paternité qui permet à l’homme d’acquiescer à sa finitude) mais dans l’ensemble les analyses sont assez sommaires et l’a. verse parfois dans la caricature lorsqu’il veut stigmatiser un monde qu’il juge sans repères. Ainsi, il semble regretter que l’Occident ne soit plus soutenu par des valeurs chrétiennes (188) ; il prétend que la société postmoderne se caractérise par une absence de loi (191) ; il dénonce dans la pilule et l’avortement légal une volonté prométhéenne des femmes (191). En réalité, la problématique du Dieu Père est ici trop souvent l’occasion de développer des thèmes qui n’ont pas toujours un lien évident avec le sujet annoncé. C’est le cas de la postface qui est principalement un hymne à l’Église.

Jean-Daniel CAUSSE

 

  • Dominique BOURDIN – Jean-Louis SOULETIÉ, Dieu le Père, (Tout simplement 25), Paris : L’Atelier, 1999. 23 cm. 187 p. ISBN 2-7082-3427-7. FF 95.

2 enseignants de l’Institut catholique de Paris – l’une psychanalyste, l’autre théologien – se proposent de reprendre la question de la paternité de Dieu en se mettant à l’écoute des apports des sciences humaines et notamment de la psychanalyse freudienne. Destiné à un large public, l’ouvrage s’efforce d’être simple dans l’écriture et pédagogique dans la présentation. Il comprend ainsi une annonce de la problématique en début de chaque chap., de nombreux encadrés qui illustrent ou explicitent le propos, des phrases clés en caractères gras, etc. L’ensemble offre un manuel facile d’accès et d’utilisation qui rendra de nombreux services à qui souhaite travailler la notion du père d’un point de vue anthropologique et théologique.

La question « Qu’est-ce qu’un père ? » invite à croiser des approches, non pour simplement passer de la paternité humaine à la paternité divine mais pour penser la foi au coeur des interrogations de notre temps. Les a. dégagent une paternité qui n’est pas réduite au rôle de géniteur mais qui est acte symbolique de nomination et de reconnaissance. Ils comprennent, sous le nom de père, une instance tierce qui fait coupure et qui ne se pose pas dans la toute-puissance. Théologiquement, les a. relèvent les différentes compréhensions de Dieu dans la Bible et la tradition chrétienne (ils insistent notamment sur la paternité adoptive qui reconnaît chacun par son nom). Sans apporter d’éléments très neuf, ce livre est donc un bon outil de formation. Une remarque cependant : il n’est pas certain qu’il faille parler de maternité de Dieu. Structurellement, en effet, le Père est avant tout une dimension langagière qui nomme et reconnaît et qui ne doit pas être confondue avec la masculinité. Autrement dit, le Dieu Père est instance de Parole.

Jean-Daniel CAUSSE

 

  • Isabelle CHAREIRE, Éthique et grâce. Contribution à une anthropologie chrétienne, (Cogitatio fidei 209), Paris : Cerf, 1998. 22 cm. 302 p. ISBN 2-204-05985-4. FF 220.

Dans un débat serré avec le champ philosophique, ce livre se donne pour tâche de réarticuler la grâce et l’éthique. Le résultat est une belle contribution théologique à un problème qui se tient au coeur du christianisme et que chaque génération doit nécessairement revisiter. L’a. se situe clairement dans la reprise d’une veine thomiste. La grâce est ici pensée comme notion théologale, c-à-d comme don de Dieu qui s’exprime dans les vertus de la foi (connaissance de Dieu), de l’espérance (visée ultime) et de la charité (réalisation éthique). L’éthique, quant à elle, demeure irréductible à des règles morales dans la mesure où elle est essentiellement désir d’être du sujet. L’ouvrage comprend trois grandes parties.

La 1re – « Du Dieu moral au Dieu de l’alliance » – soumet d’abord la foi chrétienne à la critique nietzschéenne d’un Dieu chrétien qui est devenu le nom du ressentiment et de la culpabilité. La foi se trouve ici dégradée en une morale maladive. La critique de Nietzsche vise juste, mais elle doit être discutée à la lumière des données scripturaires. Or la structure de l’Exode (articulation entre élection, alliance et loi) comme le salut manifesté en Jésus Christ témoignent d’une grâce qui fait toujours antécédence sur l’exigence éthique.

Sur la base de cette enquête, la 2e partie – « Du bonheur comme dynamique du désir » – repose l’éthique en l’enracinant chez Aristote mais aussi chez Ricoeur qui postule un possible équilibre entre la téléologie aristotélicienne et la déontologie kantienne. Ce parcours philosophique entre alors en consonance avec la théologie de Thomas pour lequel la grâce oriente le désir naturel vers sa finalité ultime.

En s’adossant à Ricoeur, la 3e partie – « La mise en oeuvre éthique et la visée eschatique » – articule ces trois moments que sont le théologal, l’éthique et la morale. Le registre eschatologique en permet le nouage. En effet, « l’acte de foi situe le sujet éthique dans cette trajectoire entre la source, le don d’origine et la visée, la tension instaurée par la promesse » (241).

Cet ouvrage a pour grand mérite de reprendre une éthique thomiste non pour simplement la répéter, mais pour la redéployer au coeur des questions contemporaines. Nous ferons pourtant trois remarques, qui n’ont pas toutes la même portée.

* Il n’est pas exact de dire que Luther dissocie la Loi et l’Évangile (183). Il ne cesse au contraire de les articuler, au point de ne pouvoir penser l’Évangile sans la Loi. Certes, il refuse le 3e usage de la Loi (contre Calvin) et il rejette la notion de Loi nouvelle (contre Thomas) qui ne permet plus de saisir l’Évangile comme Évangile, mais jamais il ne sépare Loi et Évangile.

* Plus fondamentalement, l’a. mène une discussion avec Nietzsche et montre, avec beaucoup de justesse, que le philosophe a sans doute raté le coeur de la foi chrétienne. Toutefois, il aurait été intéressant de se laisser aussi interroger par la psychanalyse freudienne qui rompt avec une éthique du Souverain Bien (cf le Séminaire VII de J. Lacan). La question mérite au moins d’être posée : Est-il certain que l’homme se dirige naturellement vers le bien ? Plus encore, le Souverain Bien ne serait-il pas un mal qui porte le visage du Bien ultime ?

* En reprenant le travail de Ricoeur, l’a. veut concilier Aristote et Kant et développer une éthique du désir dans une perspective eschatologique. Mais cette logique permet-elle vraiment d’échapper aux risques du perfectionnisme éthique ? Pour fonder un agir libre et responsable, ne vaut-il pas mieux délier l’éthique de la question de la réalisation de l’être ?

Ces questions n’enlèvent rien à un livre stimulant, informé et renouvelant.

Jean-Daniel CAUSSE

 

  • Jacques DUPUIS, Vers une théologie chrétienne du pluralisme religieux, (Cogitatio fidei 200), Paris : Cerf, 1997. 22 cm. 655 p. ISBN 2-204-05759-2. FF 290.

J’ai naguère rendu compte du très bon livre de l’a., Jésus-Christ à la recherche des religions (ETR 1990/4, 644) qui m’a beaucoup appris en particulier sur la christologie de l’hindouisme. Ce nouveau livre a les mêmes qualités. Il présente un dossier fouillé et intelligemment présenté, qui comporte deux parties. La 1re donne un aperçu des approches chrétiennes des religions depuis la Bible jusqu’aujourd’hui ; elle analyse la position des Pères (Justin, Irénée et Clément), elle étudie le célèbre et controversé axiome « hors de l’Église pas de salut », elle met en lumière les réflexions qui aboutissent au tournant pris par Vatican II, et elle indique les grands axes du débat actuel.

La 2de partie se centre sur la christologie, à juste titre car elle constitue le problème majeur que rencontrent les chrétiens dans leur rapport avec les autres religions. Une réflexion approfondie et féconde sur l’un et le multiple n’arrive pas à vraiment déboucher et à dépasser l’inclusivisme dominant dans la pensée catholique. Le titre du livre « Vers une théologie … » montre bien que très lucidement, l’a. a conscience d’une recherche non parvenue à son terme. Mais incontestablement, ce livre constitue certainement une étape vers une éventuelle solution, et une contribution précieuse à sa recherche. Mais peut-être pour avancer, faudrait-il oser prendre plus de libertés avec les dogmes reçus et les doctrines orthodoxes. Leur incapacité de prendre vraiment en compte les religions ne démontre-t-elle pas leur échec, et n’impose-t-elle pas une révision en profondeur de nos théologies traditionnelles ?

On regrette que la théologie protestante soit si peu présente dans ce livre, pourtant bien informé, comme si elle n’avait pas dit grand chose d’intéressant sur ce sujet et comme si son apport à la réflexion du christianisme était négligeable. Certes, des auteurs protestants (Troeltsch, Tillich, Cobb, Hick) sont cités, mais de manière plus marginale et allusive qu’approfondie. Ils sont mentionnés, mais pas vraiment étudiés, analysés et discutés. C’est dommage, ils auraient pu inspirer un peu plus d’audace à cette intéressante réflexion, et améliorer ce bon livre.

André GOUNELLE

 

  • Gert HUMMEL (éd.), Truth and History, a Dialogue with Paul Tillich. Wahrheit und Geschichte, ein Dialog mit Paul Tillich, Berlin/New York : Walter de Gruyter, 1998. 24 cm. 303 p. ISBN 3-11-015885-X. DM 98.

En 1996, un symposium à Francfort a réuni quelques-uns des meilleurs connaisseurs de Tillich (Petit, Richard, Sturm, Reimer, Schussler, Sharf, Reymond, etc). Ce vol. publie les communications qui y ont été données soit en allemand soit en anglais, en les répartissant, assez artificiellement, en 3 parties, la 1re traitant des fondements, la 2e portant sur la relation entre histoire et vérité dans différents écrits de Tillich, et la 3e étudiant divers aspects de la théologie de l’histoire de T. (comparée souvent avec le positions d’autre penseurs, comme Löwith, Jaspers ou Barth).

Le thème choisi, très vaste et un peu « fourre-tout » se prête à de nombreuses approches, toutes intéressantes et stimulantes : le rapport entre l’ontologie et l’histoire, l’articulation du particulier avec l’universel, la notion d’historicité (caractérisée par la tension entre le fait et son impact, ou entre l’événement et sa réception), l’importance de l’expérience existentielle pour la pensée fondamentale, l’historicité de la révélation biblique (en quel sens peut-on considérer, par ex., comme historiques les récits évangéliques ?), la signification de la temporalité et son éventuel dépassement, l’éternité de Dieu et son implication dans l’histoire humaine, ce qui implique une réflexion sur le statut du Christ en qui se noue le lien entre transcendance et présence divines, la réhabilitation de la nature comme catégorie anthropologique aussi importante que celle de l’histoire, la dimension politique (voire politico-économique) de la théologie, l’utopie et la fonction historique du non-historique qui s’y dit, la lecture que fait T. de l’histoire de la philosophie, de la théologie et de l’art. Certaines communications portent sur les écrits de la période allemande (selon l’orientation actuellement dominante dans les études tillichiennes), d’autres s’intéressent plutôt aux écrits de la période américaine. Il faudra un jour s’interroger sur l’unité des deux périodes. On tend actuellement a les séparer et à les opposer, alors qu’à mon sens, elles s’impliquent mutuellement et ne peuvent se dissocier.

Selon l’habitude de tous les colloques consacrés à T., les intervenants ne se contentent pas d’exposer sa pensée, mais la discutent, la critiquent. La fécondité de cette théologie se vérifie non dans sa capacité. de susciter des disciples soumis et de créer une école, mais dans celle de soulever des questions et des résistances, de susciter débats et recherches.

André GOUNELLE

 

  • Lytta BASSET, Moi, je ne juge personne. L’évangile au-delà de la morale. Paris/Genève : Albin Michel/Labor et Fides, 1998. 242 p. 23 cm. ISBN 2-226-09989-1. FF 98.

Les livres de B. sont toujours difficiles à classer. Commentaire biblique, spiritualité, prédication, psychologie, théologie fondamentale, ils mélangent plusieurs genres, et cette mixité, gérée avec talent, permet une grande liberté académique et un fort impact existentiel. On est conquis, touché, parfois agacé, souvent fasciné, et on ne sait où amorcer le débat. Va-t-on reprocher à ce livre ses fragilités exégétiques (les indications, même prudentes et sobres, sur les sentiments de Jésus, ou la discussion, par ailleurs intéressante, du cas de Judas qui repose sur bien peu de chose) quand il sert une pastorale, et contient quantité de notations fines et justes (ainsi : que l’amour du prochain comprend et n’exclut pas l’amour de soi) ? Peut-on regretter sa rapidité systématique (par exemple sur la relation entre loi et évangile), lorsqu’on se rend compte de l’impact (bien supérieur à celui d’un traité systématique) que l’annonce de l’évangile, ainsi faite, peut avoir ? Comment juger un écrit qui déconstruit tout jugement ? Et allons-nous bouder le plaisir, le profit, parfois l’émotion qu’apporte un tel ouvrage parce qu’il ne se plie pas aux canons universitaires ? En fait, je souhaiterais (non pour calmer mes angoisses, selon le dessein affiché à la page 4 de couverture, mais pour répondre aux questions que je me pose) que B. présente un jour à la communauté théologique une réflexion épistémologique qui rende compte de sa démarche, justifie ses audaces et ses raccourcis, explicite son rapport avec le texte biblique et avec la réalité intérieure, psychologique ou existentielle – et qu’en même temps elle continue à écrire de beaux livres, véritables prédications, au meilleur sens du mot, pour tous.

Ce livre porte sur l’attitude de jugement et de condamnation. Elle apparaît inadéquate, car sans cesse l’autre nous échappe. Sa réalité dément nos sentences, déborde nos pensées et appréciations, et dévoile notre non-savoir. Plus profondément, cette attitude a sa source dans nos peurs profondes. Le jugement sur l’autre s’accompagne d’une illusion sur soi, et comporte un aveu inconscient des faiblesses, des blocages et des craintes dont on souffre, et que, sans le savoir, on veut occulter. En en découvrant la racine, en nous conduisant à l’aveu de ce que nous nous cachons à nous-mêmes, et en nous acceptant sans réserves, Jésus, le seul « moi fiable » parce qu’il a su juguler sa propre peur, nous permet, à notre tour, de dépasser les morales, de ne pas juger, et d’aimer les autres. Le livre se construit dans un va-et-vient entre nos questions et malaises d’une part, et des passages des Évangiles d’autre part, essentiellement le récit de la femme adultère. Le livre et l’expérience s’éclairent mutuellement, et le texte, lu dans cette perspective, opère un déplacement, effectue un changement qui conduit à une expérience et une situation nouvelles. Le Christ est chemin, et la foi met en route, en même temps qu’elle nous bâtit sur le roc.

André GOUNELLE

 

  • Jean-Louis CHRÉTIEN, L’arche de la parole, Paris : PUF, 1998. 22 cm. 207 p. ISBN 2-13-049356-4. FF 129.

Dans une perspective phénoménologique, l’a. étudie le thème de la parole à la lumière de celui de l’hospitalité, considéré au sens large. Le terme « arche » est inspiré de l’arche de Noé, l’a. estimant que les animaux sont rassemblés pour la parole humaine et recueillis dans cette parole. Ainsi ce livre sur la parole poursuit une recherche menée sur la voix, le corps et le monde.

Dans un 1er chap., C. médite d’abord sur l’écoute. Pour lui, l’écoute et la parole ne sont pas contradictoires car c’est la parole qui « écoute vraiment les cris ». À l’inverse, une écoute trop prompte dans l’interprétation et trop pénétrante dans la perception tend « à supprimer ma parole et à se supprimer comme écoute ». Dans une formulation frappante pour toute cure d’âme, l’a. écrit : « Si l’écoute comprend trop (et l’on comprend sans doute toujours trop), elle tend à devenir vision, autopsie, perspicacité qui me traverse, au lieu de m’accueillir autour du foyer de la parole » (16).

Ensuite l’a. étudie le thème de l’inouï, considérant que sa perspective est en quelque sorte condition d’une écoute véritable. En effet, « la parole se risque parce que c’est toujours l’inouï qu’elle veut dire quand elle veut dire en vérité ». Ainsi la parole véritable ouvre toujours des chemins nouveaux et inattendus, et l’écoute se porte à son tour sur une réalité qui ne se comprend pas et ne se maîtrise pas. Ainsi écouter signifie se laisser « ébranler et transformer par ce qui advient ». Cette attitude consiste, selon la formule de Péguy, à « être sur ses mégardes » et évite la posture de « l’homme qui se tient sur ses gardes, aux commandes de son programme de possibles » et qui « ne verra jamais arriver que du déjà-vu et n’entendra que du déjà-dit ». Certes, il ne s’agit pas d’abandonner une attitude critique, mais de « faire taire en nous la rumeur du déjà-dit pour mieux […] nous laisser dire » (20). Conformes aux thèses majeures de la phénoménologie, ces réflexions me semblent particulièrement pertinentes d’un point de vue théologique.

C. traite ensuite de la prière, réfléchissant aux fonctions de la parole, à l’importance de la manière de s’adresser à Dieu et aux raisons de prier en parole. La prière modifie celui qui la prononce : « Telle est dans la prière la première blessure de la parole : la béance du destinataire a brisé son cercle, a ouvert en elle une faille qui l’altère. » Mais ce changement ne peut se faire que parce qu’il y a présence d’un autre qui « s’est silencieusement introduit dans le dialogue de moi avec moi-même, et l’a radicalement transformé et brisé ». Ainsi la prière n’est pas simple monologue et elle conduit à une transformation de l’orant (29-35). Dans ce chap. en particulier, l’a. se trouve dans une proximité constante avec la théologie.

Puis l’a. traite du silence en rapport avec la parole, en essayant de comprendre ces deux réalités en complémentarité. Dans un 4e chap., il traite du thème de la beauté, en voyant en quelle mesure elle correspond à une forme de dépossession. Pour lui, le propre de la beauté est de faire « comme effraction en notre présence ». Selon la formule de l’a., elle dit « adieu » parce que d’une part elle renvoie à Dieu, et d’autre part elle provoque une séparation dans l’être humain lui-même, le sortant de toute propriété de lui-même (106). Une des questions intéressantes ici, qui vaudrait approfondissement, est la suivante : « Si le Christ rend toutes choses nouvelles, ne rend-il pas aussi la beauté nouvelle ? Si en lui toutes les dimensions de la condition humaine meurent et ressuscitent, ne faut-il pas aussi que la beauté le fasse ? S’il récapitule toutes choses en lui-même pour les conduire à Dieu, la beauté du monde et celle de l’homme peuvent-elles être excommuniées de cette récapitulation ? » (147). En particulier, C. relève le fait que la beauté peut se découvrir dans les humbles éléments du quotidien et qu’à l’inverse, le risque de la beauté demeure « sa suffisance, son autarcie, tout ce par quoi elle peut devenir idole en cessant d’être événement et avènement ». La libération de la beauté en Christ pourrait être qu’elle puisse se passer « des normes, des codes et des canons ».

Le dernier chap., intitulé « L’offrande du monde », parle de la louange et de l’adoration. Une affirmation fondamentale dans ce cadre consiste à dire que toute parole véritable suscite une réponse et ne peut se développer en l’absence de toute réponse possible. « Car le don ne commence que là où il s’achève, là où il est reçu. Ce qui n’a pas été reçu n’a pas été donné, abandonné seulement » (151). Dans ce cadre, il est frappant de voir que l’a. évoque la possibilité d’une parole qui ne donnerait rien d’autre qu’elle-même, suggérant que dans ce cas « donation et don, ce qui donne et ce qui est donné, en viendraient à se confondre, dans une pure transitivité transparente » (152). Une autre affirmation consiste à dire qu’inclure le monde dans la louange ne signifie pas lui faire violence, mais « faire résonner la signification dont il est lui-même porteur » (175).

Cet ouvrage est à recommander à tous ceux qui sont sensibles à une réflexion méditative, à mi-chemin de la théologie et de la philosophie. C. a l’art de la formulation et sa manière d’aborder les problèmes ne manque jamais de profondeur. Le principe phénoménologique consistant à mettre entre parenthèses les a priori dans l’appréhension de l’objet de la réflexion reste fondamental pour une réflexion ouverte à toute nouveauté. Une seule question : celle de sa méthode. Le lecteur a du mal à voir quelle est sa manière d’aborder les textes des penseurs du passé. Mais cette question n’enlève rien au plaisir de la lecture et à l’enrichissement que cet ouvrage apporte.

Fritz LIENHARD

 

  • Jacques ARNOULD, La théologie après Darwin. Éléments pour une théologie de la création dans une perspective évolutionniste, (Théologies), Paris : Cerf, 1998. 23 cm. 302 p. ISBN 2-204-05848-3. FF 165.

L’objectif de l’ouvrage est de mettre en dialogue les théologiens et les biologistes à propos du vivant et de son origine. À cette fin, l’a. présente les principales argumentations et met en évidence les références et les fondements philosophiques. Ne pouvant se satisfaire du pacte habituel laissant à la science le comment et à la théologie le pourquoi, il remet en débat toute la réflexion au sujet de la création. Le dialogue est mené notamment sur trois points importants : la contingence, la sélection et la finalité (39).

Dans un premier temps, A. trace l’itinéraire des scientifiques depuis les présocratiques jusqu’à Darwin et à ses héritiers. Dans sa recherche, il demeure convaincu que « rien n’autorise aujourd’hui à affirmer que la compréhension que nous élaborons du vivant, de son origine et de son histoire, puisse échapper, à court ou moyen terme, à la pensée évolutionniste héritée de Darwin » (18).

D’un point de vue théologique, la confrontation à l’histoire naturelle conduit A. à dire que l' »optimisme chrétien » ne peut être qu’un « optimisme tragique » (133). Le concept d’élection permet de dire que la sélection est un mystère que l’on ne peut percer : « Le vivant garde toujours une part d’absurdité, en particulier dans les processus de rejet ou d’extinction. » Ainsi la foi en la création de la part de Dieu ne repose pas sur une connaissance des desseins de Dieu avec chaque espèce et chaque créature, mais sur une promesse, articulée à la réalité particulière de chaque représentant de la vie (136). La nature n’a pas de sens comme telle, mais la foi y découvre et parfois y instaure un sens dans une relecture de l’histoire du vivant (171s).

Ensuite, à l’encontre de l’idée de nécessité à propos de l’évolution, A. réhabilite le concept de contingence dans le domaine de l’évolution et réfléchit au sujet du thème de la finalité en biologie. Dans une 2e grande partie plus proprement théologique, l’a. reprend le thème biblique de la création et nuance en particulier la thèse selon laquelle ce thème dépendrait de celui de la rédemption. Pour lui, le fait de ne pas enraciner à son tour la rédemption dans la création signifie faire du Christ « une sorte d’accident cosmique dans l’immensité du déroulement de l’univers, un intrus ou un étranger, et non le Seigneur, Créateur et Rédempteur » (253).

La 3e partie élabore les conséquences éthiques qui découlent des réflexions précédentes, au sujet de l’altruisme, de l’amour du prochain, et du péché originel. Enfin une 4e partie reprend la question de l’image du Christ qui se dégage de ce travail, en dialogue avec l’idée de « Christ cosmique » chère à Teilhard de Chardin.

Cet ouvrage me semble tout-à-fait fondamental comme réflexion au sujet de la création, de l’anthropologie et même de la christologie. Dense, fouillé, il présente avec clarté le dossier de l’évolution et réfléchit avec souffle aux questions théologiques qui en découlent. Le livre est à recommander à tous les scientifiques chrétiens et à tous les théologiens se demandant comment parler de la création aujourd’hui.

Fritz LIENHARD