La Concorde de Leuenberg a permis, avec les textes qui l’ont complétée, de dépasser largement les divergences luthéro-réformées sur la cène héritées des querelles du XVIe siècle. Ces accords sont le fruits d’une évolution des mentalités et de la piété eucharistique dans les deux confessions. Bien que les théologiens et les Églises luthériennes fassent davantage référence à la Concorde que les réformées, le changement qu’elle signifie et concrétise, combiné à la redécouverte actuelle de la valeur du rite pour structurer et dire la foi, a entraîné récemment l’ERF à se pencher en synode sur la question du renouvellement de sa pratique symbolique et sacramentelle. Néanmoins, l’exigence d’une compréhension éthique, et non purement rituelle, de la cène demeure forte au sein des milieux réformés. Philippe Cardon-Bertalot montre le bien-fondé de cette seconde exigence, tout en prenant en compte les apports de l’autre tendance.
La Concorde de Leuenberg (mars 1973) – ses origines et son but
Préparée officiellement depuis 1967, la Concorde de Leuenberg (qui prit effet au 1er octobre 1974) marque un tournant significatif dans les relations entre Églises luthériennes et réformées d’Europe. Elle s’appuie sur les résultats de précédents colloques théologiques aux Pays-Bas (1957 : Thèses d’Arnoldshain), en Allemagne et en France (1968 : Thèses de Lyon qui visaient à préparer l’unité du protestantisme français). Depuis sa signature, des rencontres régulières permettent le suivi de son application et se préoccupent d’approfondir le consensus élaboré à cette occasion. Signalons en particulier les rencontres de Strasbourg, en 1987, et de Vienne (Autriche), en 1994. Une certaine importance doit être également attribuée dans ce cadre à l’Assemblée commune des Églises membres du Conseil permanent luthéro-réformé (CPLR) qui s’est tenue à Dole (Jura) en 1993.
Le but de la Concorde de Leuenberg est de mettre fin aux conflits qui opposent les Église signataires depuis le XVIe siècle, en particulier à propos de la cène. Ce règlement était la conditio sine qua non de la réalisation d’une authentique « communion ecclésiale », d’une « communion de chaire et d’autel » fondée sur une foi confessée en commun. Mais le consensus recherché vise uniquement les points centraux, et discutés, de la foi : la compréhension de l’évangile, fondée sur la doctrine de la justification gratuite, en tant que message de la libre grâce de Dieu – que les réformés admettent seulement depuis lors comme point central de la foi – et celle des sacrements. LaConcorde – le terme choisi le souligne lui-même – ne prétend nullement être une nouvelle confession de foi qui remplacerait celles du passé, et ce pour éviter de donner prise inutilement à certaines susceptibilités luthériennes à ce sujet. Mais, dans la mesure où ce texte doit servir à l’interprétation des confessions du XVIe siècle, notamment à la reconnaissance que les condamnations portées alors ne concernent plus le partenaire d’aujourd’hui, nous sommes en droit de nous interroger sur le statut réel de la Concorde. Elle apparaît bien comme la norma normans des productions confessionnelles antérieures. Elle en commande la lecture et la réception, telle une « super » confession de foi, dira-t-on familièrement !
Dépassant le « confessionnalisme » et refusant l' »unionisme », tout en restant fidèle aux confessions de foi du XVIe siècle, la Concorde de Leuenberg fait figure de modèlepour les discussions oecuméniques. Cette fidélité aux textes fondateurs était capitale surtout pour les luthériens qui voulaient préserver la « dimension universelle » de leur confession.
Un dépassement réel des anciennes oppositions paraît possible avec notre texte, sans viser à la constitution d’un « bloc protestant » et tout en restant ouvert à une large perspective oecuménique. Cela est possible grâce au développement de la méthode historique qui conduit à une lecture renouvelée des textes bibliques (cf point II ci-dessous) et à la convergence grandissante des spiritualités qui l’emporte sur la défense des positions doctrinales. Comme « les pratiques tendent à se mélanger », ce qui reste de divergences dans le domaine de la piété et dans le vécu eucharistique n’est plus « un obstacle à la communion ». Les textes d’accord eux-mêmes sont des invitations à progresser sur ce chemin. Ils fournissent des « impulsions » possibles pour l’approfondissement du rapprochement dont ils témoignent, mais cela implique une « réflexion approfondie sur la cène » dans le cadre des Églises et des communautés.
Nous ne prétendons pas ici étudier et commenter d’un point de vue réformé l’ensemble du texte de la Concorde. Nous nous concentrerons sur ses affirmations eucharistiques et nous ferons quelques remarques sur leur réception dans le contexte français, essentiellement à travers l’étude de l’ouvrage que le professeur A. Gounelle à consacré à la cène et celle des contributions préparatoires au synode national de l’Église réformée de France de 1999 dont le thème était : Des gestes qui parlent. Baptême, cène, signes. Pratiques et convictions.
Notons que, d’une certaine manière, d’un point de vue réformé, les divergences sur la cène avec les luthériens ont toujours reposé sur un malentendu. En effet, malgré l’échec des conversations menées à Marbourg en 1529 entre Luther et Zwingli, des accords, partiels mais significatifs, avaient pu être signés. Nous songeons ici surtout à la Concorde de Witenberg de 1536 conclue entre Bucer et les luthériens, et que Calvin lui-même a signée comme pasteur de la communauté française de Strasbourg. La doctrine de la cène du Réformateur de Genève peut d’ailleurs passer pour une tentative, sinon de synthèse, du moins de concorde entre les différentes positions théologiques en lice au XVIe siècle. De ce fait, les Églises réformées françaises ont accepté au XVIIe siècle la participation des luthériens à la cène qu’elles célébraient.
Il n’en reste pas moins que, de la Réforme aux Lumières, la cène fut « le point le plus sensible de l’affrontement entre réformés et luthériens », même si pour les premiers cette divergence était secondaire, une différence d’école, ce que les luthériens n’admirent précisément qu’au moment de la signature de la Concorde de Leuenberg !
I – Une lecture réformée de la Concorde de Leuenberg et de ses suites : aperçus sur l’étude critique d’A. GOUNELLE
De tous les accords oecuméniques à propos de la cène qu’A. Gounelle étudie dans son ouvrage, ceux qui ont impliqué luthériens et réformés d’Europe lui semblent les plus satisfaisants. Il reconnaît un « intérêt » certain aux textes auxquels ces conversations ont abouti. Selon cet auteur, « dans l’ensemble, [ils] réussissent assez bien leur tentative de dépasser les oppositions traditionnelles ». Mais en même temps, A. Gounelle ne se prive pas de souligner les nombreuses « ambiguïtés » ou « imprécisions » qu’il croit devoir relever. « On escamote ainsi des débats difficiles, mais importants », juge-t-il même assez sévèrement. Bref, ces textes lui paraissent avant tout refléter et formaliser une situation implicite, la même au fond que celle constatée par M. Lienhard (cf ci-dessus) : les « accords déjà réalisés sur le terrain » (par le biais de ce fameux rapprochement des mentalités et des spiritualités) sont officialisés. Cela conduit de fait à une certaine relativisation des conflits du passé qui ont perdu de leur acuite et peuvent être réexaminés.
Pourtant, certaines différences de sensibilité à propos de la cène subsistent. Les réformés, principalement ceux de tendance zwinglienne, insistent sur l’acte du croyant qui se consacre à son Seigneur en participant à la célébration sacramentelle, et sur l’aspect communautaire de la cène. Les fidèles réunis se souviennent de la mort et de la résurrection du Christ. Par l’épiclèse du Saint Esprit sur l’assemblée, elle devient le corps du Christ et atteste sa réalité nouvelle dans le partage du pain et de la coupe. Les luthériens, eux, considèrent la cène comme un acte du Christ qui se donne pour le pardon des péchés de celui qui reçoit le corps et le sang de son Seigneur dans la foi. La célébration eucharistique a donc avant tout, dans cette perspective, une dimension personnelle. Or, note A. Gounelle, dans les textes d’accord contemporains, ces deux perspectives sont « conjointes », « juxtaposées », « additionnées » : il y a donc un refus de choisir, alors qu’on pourrait attendre plus et mieux de ces discussions.
Par contre, il semble à A. Gounelle qu’entre dimension personnelle et dimension communautaire de la célébration sacramentelle, les textes en question ont choisi leur perspective. La seconde l’emporte incontestablement sur la première. Ainsi les luthériens auraient sacrifié ou du moins minimisé leur insistance traditionnelle sur le pro me de la cène. Bien que réformé, le théologien montpelliérain le regrette quelque peu car « le sacrement apporte sur ce point (et sans doute seulement sur ce point) un complément à la prédication ». Pourtant, nous noterons que, d’aprèsles accords luthéro-réformés, le sacrement n’apporte pas un complément au sermon : « La cène ne nous offre pas autre chose que la prédication orale : l’évangile tout entier. Mais nous le recevons d’une autre manière : avec le pain et le vin, l’événement de la réconciliation accompli par Jésus-Christ est, dans la puissance de l’Esprit-Saint, adressé et attribué personnellement à chacun. » Ce texte nous semble par conséquent représenter une double relativisation des affirmations d’A. Gounelle.
Trois chantiers restent d’autre part inachevés selon cet auteur :
- La référence à l’Écriture sainte dans l’élaboration d’une théologie d’accord eucharistique. Si M. Lienhard croit pouvoir constater que « l’exégèse a joué un rôle non négligeable dans le rapprochement » dont témoigne la Concorde de Leuenberg – ce qui prouve que « quels que soient les résultats de la recherche historique, la cène s’enracine dans lemessage et la vie de Jésus » -, A. Gounelle note au contraire que « ces textes mentionnent peu la Bible, et on peut s’interroger sur la manière dont ils s’y réfèrent ». Et de concrétiser sa préoccupation autour du terme « anamnèse » qui impliquerait de « rendre présent le passé », préféré au vocable « mémoire », simple « rappel » de ce qui a été. Cette distinction n’est rien de plus pour notre auteur qu’une simple « hypothèse … fragile ». Car si commémorer, c’est orienter le présent sur le passé, est-ce pour autant faire se répéter l’événement commémoré ? Et même si l’hypothèse en cause devait se vérifier, pourrait-on exiger que nous fissions nôtre, sur commande, la mentalité des Juifs du Ier siècle ?
- Qu’en est-il de la légitimité de la distinction que nos textes d’accord, comme le pape Jean-Paul II, veulent préserver entre « cène » et « agapes fraternelles », alors que beaucoup de fidèles voit dans le sacrement eucharistique un repas festif communautaire ? Même la Concorde de Leuenberg a rappelé avec force que la cène était un « repas », et que l’on ne pouvait pas détacher la question du mode de présence du Christ de l’acte de manger et de boire.
- En instituant la cène, Jésus a subverti le rite pascal juif. Comment rendre à nos cènes leur puissance originelle de subversion qu’elles ont perdue, leur portée « iconoclaste » ? Cette nécessité est d’ailleurs perçue par d’autres théologiens réformés, si différents soient-ils entre eux par ailleurs ; citons par exemple L. Gagnebin et J.-F. Zorn. Le premier veut classiquement « orienter » la demande de rite qu’il juge sous-jacente à la préoccupation d’une fréquentation plus assidue du sacrement « vers l’écoute de l’évangile ». Prédication et sacrements « doivent être renvoyés ensemble à une Parole qui les subvertit et dépasse tous les deux, celle de Dieu ». Le second voit la démarche religieuse validée seulement par son intégration dans la foi, « saisie comme don de Dieu ».
Mais il faut surtout prendre en compte le fait qu’A. Gounelle critique par-dessus tout l’insistance de ces accords sur le sacrement. Elle contribue à déplacer l’accent, placé traditionnellement par les Églises de la Réforme sur la parole, vers le geste, le rite, le sensible. A. Gounelle cite à ce propos la remarque que Barth adressait au Père Congar : « Comment pouvez-vous attribuer une telle importance à l’eucharistie alors que dans le Nouveau Testament elle occupe si peu de place ? », et affirme que « la restauration d’une piété sacramentelle [est] en porte-à-faux avec notre culture », bien qu’il ne veuille pas nier la nécessité anthropologique et religieuse du rite.
II – Vers une réhabilitation réformée du sacrement.
Si les goûts d’A. Gounelle le portent vers un christianisme davantage éthique que sacramentel, vers un christianisme qui passe par une « réhabilitation de la Parole », et non par la recherche de substituts, il faut noter qu’une tendance de fond exactement inverse travaille les Églises réformées à l’heure actuelle. Deux contributions de L. Gagnebin, dont nous avons déjà évoqué l’apport ci-dessus, et J. Ansaldi, destinées à préparer les débats consacrés aux signes visibles de la foi lors du synode national de l’Église réformée de France en mai 1999, le manifestent clairement. Faut-il y voir la conséquence de textes comme ceux de la Concorde de Leuenberg, ou bien, selon une problématique que nous avons déjà envisagée, ces textes d’accord sont-ils le produit de cette tendance nouvelle ?
« La cène correspond pour beaucoup dans le culte à un moment privilégié et exceptionnel par rapport à l’ensemble du culte et à la prédication très cérébrale : les cinq sens sont mobilisés pour ce sacrement. […] La cène répond ainsi à un besoin de vivre une liturgie avec la totalité de son être ». Une telle affirmation est originale en contexte réformé, et elle rejoint une ancienne conviction luthérienne. Présence vivante et concrète du Christ, le sacrement de la cène « parlerait » plus intensément et plus directement à la sensibilité de nos contemporains, alors que la parole est « un jeu de signe », comme tel dévalorisée. Loin d’apporter un supplément d’âme au culte, la cène était plutôt considérée traditionnellement comme un appendice, une « béquille » pour l’homme dont la foi demeurait faible. L. Gagnebin veut que la théologie réformée du sacrement se mette au diapason de la redécouverte contemporaine de la positivité du rite comme expression d’un « besoin d’intégration » et de sociabilité, et du rejet de la séparation âme-corps dans la perspective philosophique et intellectuelle moderne. Si, affirme cet auteur, les pièges du rite, ceux de la prétention au « salut par les oeuvres », menacent le sacrement, ils menacent également la prédication.
Pour sa part, J. Ansaldi place moins la cène dans une perspective rituelle et religieuse que proprement christologique. Il refuse davantage que L. Gagnebin de s' »aligner sur les exigences de la culture dominante » : « il est manifeste que les Écritures se méfient du « voir » et privilégient l' »entendre » car elles ont bien repéré que le « voir » est facilement capturé par l’idole ». Néanmoins, l’importance toute spéciale du sacrement découle de son caractère de geste effectué par le Christ. Le Christ appose sa « signature » sur la femme ou l’homme qui reçoit le sacrement. Le thème réformé traditionnel du sacrement-sceau est ici repris, mais subit une quasi-subversion interne. La cène n’est plus le sceau de la prédication, déclaration divine qui confirme la parole du prédicateur et la scelle dans le croyant, mais directement marque du Christ. Doit-on penser à un renouvellement du baptême, ou du moins à sa confirmation ? En tout cas, la théologie eucharistique que développe l’ancien professeur d’éthique de Montpellier veut incontestablement tenir compte de la perspective eschatologique de la célébration de la cène dont, nous l’allons voir, la redécouverte n’est pas restée sans effet sur les déclarations luthéro-réformées.
Si les travaux préparatoires au synode national que nous évoquions ont été riches du point de vue intellectuel, quel que soit le jugement que l’on adopte sur les positions développées, il est clair que les débats, tant au niveau régional que national, ont été plus classiques. Les synodaux se sont manifestement montrés réservés face au thème, beaucoup plus en tout cas que les théologiens mis à contribution dans la première phase de réflexion. Ces théologiens avaient été plus sensibles à la nécessité de combiner harmonieusement, en matière de pratique religieuse, l' »émotion » (le symbole, le geste) et la « raison » (la parole). Preuve que la tradition réformée reste dubitative face à une trop grande insistance sur le signe, et que l’ERF demeure partagée et hésitante à propos des sacrements. Pour bien des membres de cette Église, par exemple, certainement qu’un culte sans cène reste un vrai culte ! Comme l’écrit I. Grellier dans son rapport de synthèse, « une réflexion sur les gestes qui peuvent dire la foi interroge de façon particulièrement vive l’identité protestante [réformée], puisque celle-ci s’est construite autour d’un net privilège accordé à la parole« . De ce fait elle est particulièrement « bousculée par le passage […] d’une culture de la parole à une culture de l’image » à laquelle on l’invite implicitement à s’adapter. Mais les gestes que beaucoup préféreraient privilégier demeurent ceux de ladiaconie plus que du rite. C’est pourquoi, en définitive, le synode s’est contenté, tout en réaffirmant son « attachement à la parole comme moyen d’expression et d’annonce privilégié de la Parole de Dieu », de « rappeler », ou d’inviter à « découvrir », « que des gestes symboliques peuvent être à leur façon des vecteurs importants de notre foi ». Il a plus ouvert des pistes de travail que posé des affirmations définitives, et surtout nouvelles, nous semble-t-il. Le synode national ERF de 2001 reprendra d’ailleurs la question des sacrements d’un point de vue plus systématique.
III – La présence eucharistique du Christ et l’Esprit Saint
Il est à noter que, dans tous ces travaux préparatoires du synode national de l’ERF, la Concorde de Leuenberg a été peu évoquée. Bien qu’elle ait été adoptée par le synode national de 1974, son statut reste en fait indécis. Mais il n’en demeure pas moins que ce type d’accord a contribué à faire changer les mentalités ou est l’indice d’un tel changement.
D’abord, « le thème de la présence du Christ crucifié et ressuscité parmi les siens, en particulier au moment du repas eucharistique, s’est imposé » dans les consciences et a contribué à revaloriser la pratique du sacrement, en lieu et place d’une ancienne conception plus symbolique de la chose. Cette présence anticipe de fait la parousie et télescope en quelque sorte le temps de l’attente et celui de l’accomplissement, en récapitulant l’histoire du salut passée, présente et à venir. L’influence de la théologie d’O. Cullmann, celle du « déjà-là » et du « pas encore » dont la rencontre se concrétise dans la cène, semble prédominante en ce contexte, malgré les remises en cause qu’elle a dû subir par ailleurs. On comprend dès lors l’importance que la cène peut occuper dans les perspectives théologiques d’aujourd’hui, en lien avec le dialogue oecuménique et certaines sensibilités contemporaines. Les réformés ne sauraient échapper à ce climat ! Mais il n’en reste pas moins que cette présence si forte du Christ demeure une affirmation peu travaillée et réfléchie, alors que les théologies classiques de la cène, luthériennes ou réformées, se dédiaient avec minutie à ce problème. Aujourd’hui on se contente d’approximations et de généralités regrettables mais peut-être inévitables, écrit A. Gounelle. La Concorde de Leuenberg et les autres déclarations postérieures « affirment que la présence du Christ dans la cène n’implique nullement une quelconque alchimie surnaturelle. Implicitement on abandonne la théorie luthérienne de la consubstantiation, du moins dans sa forme traditionnelle. » Le luthérien M. Lienhard confirme ce changement de perspective et le justifie par « la pluralité du témoignage néotestamentaire » qui empêche une formule déterminée d’expliciter un si grand « mystère ».
Naturellement on répliquera à A. Gounelle qu’en fait ces déclarations, loin de se satisfaire, comme il l’affirme, « d’approximations et de généralités », font de fréquentes références à l’action de l’Esprit Saint pour circonscrire le mode de présence du Christ dans la cène. Nous pourrons être d’accord avec cet auteur pour noter, en tout cas, combien ce recours à l’Esprit est formulé en termes généraux. D’autre part, dans la même perspective, relevons ce terme de « mystère » que M. Lienhard emploie à propos de la cène. Que veut-il signifier exactement par ce terme, dans ce contexte ? « L’inadéquation du discours » à son sujet ? ou bien un acte historique que l’on pourrait analyser avec précision dans lequel Dieu se révèle ? Il faut craindre que ce soit le premier terme de l’alternative qu’il faille privilégier, au détriment d’une perspective plus exactement néotestamentaire !
Ce recours au Saint Esprit n’est donc en rien le triomphe de la théologie réformée qui, elle aussi, faisait de la troisième personne de la trinité le vecteur de la présence du Christ dans la cène, mais dissertait avec précision sur son rôle. Il trasnportait les fidèles au pied du Trône de Grâce où siège l’Agneau de Dieu. C’est-à-dire que cette théologie articulait soigneusement le thème de la présence du Christ dans la cène à celui de son absence, ce qui lui permettait de posséder, à la différence des textes d’accord contemporains, une authentique résonance, et pas seulement une phraséologie, eschatologique.
De plus, si l’Esprit-Saint communique la présence du Christ dans le sacrement et si, dans la cène, le corps et le sang du Christ sont offerts à tous, croyants comme incroyants – thèse luthérienne à laquelle les réformés se sont ralliés -, comment comprendre cette action de la troisième personne de la trinité dans les incroyants lors de la célébration eucharistique ? Ne faudrait-il pas du moins caractériser plus précisément cette action sacramentelle de l’Esprit en la distinguant de son action générale dans la création ou de son activité dans l’acte de foi ?
IV – Les chantiers de l’avenir
Malgré les mises en garde de la déclaration de Vienne en 1994, et comme l’a souligné M. Barth dans un ouvrage récemment republié en anglais, osons considérer la cène d’abord comme un repas, inscrit dans la suite des banquets où Jésus était attablé non seulement avec ses disciples mais encore avec toutes sortes de convives. Ce point de départ agrée à beaucoup de réformés, plus ou moins sensibles à une lointaine réminiscence zwinglienne. A. Gounelle note à juste titre que « le repas pris ensemble garde une valeur forte dans notre société comme signe de convivialité, ce qui offre un point d’accrochage culturel pour une compréhension contemporaine de la cène ». Et J.-F. Zorn d’ajouter : « La cène ne devrait pas être systématiquement séparées d’agapes fraternelles afin que l’image du repas partagé, qui occupe tant de place dans la Bible et dans nos vies, façonne également nos pratiques de vie d’Eglise. » Que toute cène soit un vrai repas, afin de signifier que tout repas devrait être une vraie cène et est destiné à le devenir ! Voilà peut-être en partie comment arriver à redécouvrir la portée subversive de la cène dont l’effacement chagrine A. Gounelle, parce que la célébration eucharistique remettrait alors en cause nos repas quotidiens et leur manque de convivialité !
Mais réapprendre que la cène est un repas n’est qu’un premier pas. Dans la Bible, manger ensemble signifie tout à la fois communion (création d’une communauté) et partage.
Les chrétiens d’aujourd’hui adressent aux théologiens une requête : qu’ils permettent de combiner deux souhaits apparemment contradictoires, celui d’un christianisme résolument éthique, et celui d’une foi qui célèbre Dieu autant par le geste (verbum visibile) que par le discours (verbum audibile). Le geste, parce qu’il est une célébration humaine de la Parole de Dieu, est naturellement un acte éthique. Donc la requête dont nous parlons est pleine de sens. Mais elle exige que nous dépassions la perspective sacramentelle classique qui insiste sur le faire de Dieu, comme si le baptême ou la cène étaient à proprement parler des actes divins qui manifesteraient la transcendance à l’état presque pur, qui permettrait de la saisir de façon immédiate, à l’opposé d’un langage verbal toujours suspecté de déguiser la profondeur de la réalité en prétendant vouloir l’exprimer. Comme si le geste n’était pas lui aussi un verbum humanum dont la relation au Verbum Deireste par essence problématique ! Pourtant, ce geste peut retrouver toute son importance si nous songeons que, dans nos célébrations, ce que nous appelons le sacrement prend la place, dans la pratique de Jésus, des guérisons, exorcismes, miracles qui accompagnaient et prolongeaient sa prédication orale de l’évangile. On dit trop souvent que nos cultes forment une ellipse dont les deux foyers sont la prédication et la célébration sacramentelle. En réalité le culte chrétien forme un cercle et possède un seul centre : la louange de la Parole de Dieu. Mais parce que Jésus-Christ aprêché et guéri, nous annonçons l’évangile en paroles et en actes et dans nos cultes le sermon s’accompagne souvent de la cène. Cette dernière apparaît ainsi comme le modèle symbolique, la parabole, et l’anticipation de tous les actes diaconaux par lesquels nous exerçons notre témoignage chrétien, comme l’ont bien vu plusieurs synodes régionaux de l’ERF au cours de la récente discussion que nous avons évoquée au point II. C’est avec juste raison que J.-F. Zorn a voulu rattacher les annonces, l’offrande, et la prière d’intercession au pôle diaconal du culte dont la cène lui semble être l’expression achevée, car, écrit-il, « si la cène n’ajoute rien à la parole, elle apporte autre chose, sans quoi elle n’aurait aucune raison d’être […]. Comment ne pas qualifier cette redondance de la parole dans le sacrement de la cène par la diaconie, étant donné la dimension du partage fraternel et communautaire que la cène signifie, visibilise et concrétise ? » Lors de nos cènes, nous rendons grâces à Dieu parce que son salut est venu à nous aussi sous forme d’un acte (Jésus guérit) et pas seulement comme une pure parole (déclaration du pardon des péchés), et nous nous engageons (sacramentum !) à témoigner de ce salut aussi sous forme d’actes diaconaux. La cène est donc la métaphore de l’amour du prochain dans ce qu’il a de plus concret : le geste du partage de la nourriture.
Conclusion
Nous voilà en apparence bien loin des affirmations de la Concorde de Leuenberg ! Mais c’est parce que cet accord et les textes qui l’ont complété depuis 1973 possèdent une série de points forts et de points plus faibles. Il ne faut ni surestimer, ni dévaloriser, le sérieux du travail théologique accompli. Il ne faut pas non plus à ce propos parler de « victoire » remportée par l’un ou l’autre des camps autrefois antagonistes, car ni les luthériens ni les réformés n’ont imposé unilatéralement leur point de vue. Les concessions paraissent au total équilibrées et réciproques, même si l’on peut parler davantage d’un dépassement des blocages antérieurs que de leur résolution, Tel Alexandre le Grand, les auteurs de ces textes ont plutôt tranché le noeud gordien qu’ils ne l’ont véritablement dénoué ! Néanmoins cela devait être fait pour déblayer le terrain et ouvrir un chemin aux théologiens de demain. Il faudra alors se préoccuper d’élaborer une théologie des « sacrements » qui ne soit pas seulement une nouvelle mouture des enseignements traditionnels. Le travail continue !
Luther le premier a élaboré une théologie réformatrice des sacrements en critiquant la position de l’Église de son temps. Il faut aller au-delà et reposer entièrement le problème, dans une perspective biblique libérée des hypothèques de tous bords. Des textes comme la Concorde de Leuenbergrèglent les contentieux du XVIe siècle en permettant de porter un regard neuf sur les affirmations d’alors, sur leurs présupposés culturels et les outils conceptuels dont disposaient les théologiens de ce temps. Cependant la méthode employée nous enferme dans les débats de la Réforme, même si elle nous appelle à en dépasser les apories. Comment penser de façon vraiment neuve dans ce cadre, et dans celui plus large du débat oecuménique, sans passer uniquement son temps à résoudre les conflits d’hier ? L’audace, en théologie, demeure plus que jamais le seul recours !
Notes
Philippe CARDON-BERTALOT est docteur en théologie et pasteur de l’Église réformée de Crans-Montana (Valais).
1 Sur ce problème, cf Jean-Louis LEUBA, « Die Union als ökumenische Problem », in : Um evangelische Einheit. Beiträge zum Unionsproblem, Herborn : K. Herbert, 1967, p. 290-324.
2 Cf Concorde de Leuenberg, § 37 : « Elle ne veut pas être une nouvelle confession de foi », ou § 27 (texte dans André BIRMELé – JACQUES TERME (éd.), Accords et dialogues oecuméniques, Paris : Les Bergers et les Mages, 1995, II-25 à 34, ou dans Positions luthériennes, 1973/3, p. 182-189) ; cf Marc LIENHARD, « La Concorde de Leuenberg. Origine et visée », Positions luthériennes, 1989/3, p. 175.
La même question se pose d’ailleurs au sujet du statut de l’accord sur la justification élaboré entre catholiques et luthériens, grevé des mêmes ambiguïtés.
3 M. LIENHARD, « Regards sur le texte définitif de la Concorde de Leuenberg », Positions luthériennes, 1973/3, p. 181, qui ajoute : « Les Églises intéressées devront démontrer que la Concorde comprend réellement l’essentiel des confessions du XVIe siècle ».
5 M. LIENHARD, « Théologie et pratique de la Cène. Les convergences entre luthériens et réformés », in : ID, La foi vécue. Études d’histoire de la spiritualité, Strasbourg : Publications de la Faculté de Théologie protestante, 1997, p. 209, 212.
7 André GOUNELLE, La cène. Sacrement de la division, Paris : Les Bergers et les Mages, 1995. Nous nous référerons aux chap. 8 : « Les accords entre luthériens et réformés », p. 121-136, et 12 : « Bilan des dialogues contemporains », p. 186-198, ainsi qu’à la conclusion, p. 199-207.
8 Michel BERTRAND, quot;Introduction », Église en débats, 1997/3, p. 1.
9 M. LIENHARD, « La Concorde de Leuenberg. Origine et visée », art. cit., p. 174s.
10 Cf Décision du synode national de Charenton, 1631.
11 Yves CONGAR, « De Marburg à Leuenberg », Istina, 1985/1, p. 47.
12 M. LIENHARD, « La Concorde de Leuenberg. Origine et visée », art. cit., p. 173.
13 A. GOUNELLE, op. cit., p. 135.
16 Texte de l’assemblée de Vienne (1994), in : A. BIRMELé – J. TERME (éd.), Accords et dialogues oecuméniques, op. cit., p. II-72.
17 M. LIENHARD, « La Concorde de Leuenberg, Origine et visée », op. cit., p. 209, 212.
18 A. GOUNELLE, ibid., p. 136, 197.
20 ID., ibid., p. 133s, 204 ; JEAN-PAUL II, Le mystère et le culte de la sainte eucharistie, Paris : Centurion, 1980 ; M. LIENHARD, « La Concorde de Leuenberg. Origine et visée », op. cit., p. 212. Nous reprendrons cette discussion au point IV ci-dessous.
21 Laurent GAGNEBIN, « Pour un revalorisation du rite », Église en débats, 1997/3, p. 21, 24 ; Jean-François ZORN, « Nouvelles demandes de spiritualité et propositions protestantes »,Église en débats, 1997/3, p. 43.
22 Cf Réforme, 18 janvier 1986, p. 7, cité par A. GOUNELLE, ibid., p. 200.
23 A. GOUNELLE, ibid., p. 207.
24 A. GOUNELLE, « Protestantisme et prédication », Lumière et Vie, 199, 1990, p. 37 ; ID.,Protestantisme, Paris : Publisud, 1992, p. 124 s.
25 L. GAGNEBIN, art. cit., p. 13-24 ; Jean ANSALDI, « Les sacrements et les signes dans l’évolution du paysage culturel et religieux », ibid., p. 25-34.
26 L. GAGNEBIN, art. cit., p. 17.
27 M. LIENHARD, « Théologie et pratique de la cène », art. cit., p. 210 ; A. GOUNELLE, La cène. Sacrement de la division, p. 195.
28 Cf A. GOUNELLE, « Nos célébrations », Église en débats, 1997/3, p. 10s.
29 L. GAGNEBIN, art. cit., p. 14, 19-21, 23.
30 J. ANSALDI, art. cit., p. 30.
32 Isabelle GRELLIER, Des gestes qui parlent. Baptême, cène, signes. Convictions et débats, Document ERF, p. 11.
35 ID., ibid., p. 11. I. Grellier note avec raison que les « fiches préparatoires y incitaient peu ».
36 Information – Eacute;vangélisation, 1999/3-4, p. 61 (c’est nous qui soulignons).
37 Cf A. GOUNELLE, « Nos célébrations », art. cit., p. 6.
38 M. LIENHARD, « Théologie et pratique de la cène », op. cit., p. 209.
39 Concorde de Leuenberg, § 16.
40 Oscar CULLMANN, Le salut dans l’histoire, Neuchâtel/Paris : Delachaux & Niestlé, 1966, p. 306.
41 A. GOUNELLE, La cène, op. cit., p. 129. Cet auteur ajoute avec un certain mordant : « L’Esprit, comme souvent dans les déclarations ecclésiastiques, ne sert pas à clarifier les choses, mais à excuser et à justifier des obscurités » (p. 130). « L’Esprit » et le « mystère » sont donc en corrélation pour éviter les clarifications et arracher un accord à tout prix. À tel point que la question se pose : Y a-t-il réellement accord sous le flou des formules ?
42 M. LIENHARD, « La Concorde de Leuenberg. Origine et visée », art. cit., p. 178. On notera aussi sur ce point l’influence de la relecture par Th. SÜSS de la théologie luthérienne de la cène à la lumière de la philosophie de Husserl : La communion au corps du Christ, Neuchâtel/Paris : Delachaux & Niestlé, 1968.
43 Concorde de Leuenberg, § 13 et 21.
44 Cf A. GOUNELLE, ibid., p. 194s.
45 Concorde de Leuenberg, § 18.
46 Markus BARTH, Rediscovering the Lord’s supper, Philadelphia : John Knox Press, 1988.
47 A. GOUNELLE, ibid., p. 207.
48 J.-F. ZORN, art. cit., p. 47.
49 L’immédiateté divine, la transcendance changée en son contraire, l’immanence, sans perdre ses qualités propres, est un fantasme dont notre époque n’est pas plus indemne que toutes les autres. Le succès d’un théologien comme E. DREWERMANN le montre suffisamment, lui dont un livre d’entretiens porte précisément ce titre, Dieu immédiat, trad. fr., Paris : DDB, 1995.
50 Ce terme devrait soit être gardé en étant absolument redéfini, soit être abandonné. En effet, sacrement renvoie habituellement au terme grec de mysterion, mais ni le baptême ni la cène ne sont désignés ainsi dans le NT. Quant au terme latin sacramentum, il a, on le sait, le sens de serment, engagement sacré …
51 Cf Richard PASQUIER, Traité de liturgique. essai sur le fondement et la structure du culte, Neuchâtel/Paris : Delachaux & Niestlé, 1954, p. 144.
53 J.-F. ZORN, « Perspective diaconale du culte dans une Église de la Réforme », ETR 1998/2, p. 196. L’auteur base la première partie de son affirmation précisément sur les accords luthéro-réformés que nous évoquons (cf n. 16 ci-dessus).
54 Le problème, on le voit, dépasse largement la perspective des accords luthéro-réformés sur la cène. Notre question vaut pour tous les accords théologiques oecuméniques qui, par la méthodologie employée, en focalisant notre attention sur les débats d’hier, peuvent gêner l’inventivité théologique et empêcher de reposer les problèmes sur de nouvelles bases.
The Concord of Leuenberg, and the other texts which have followed and completed it, allow to surpass the lutheran-reformed differences upon the Lord’s Supper, inhereted from the XVIth Century. These agreements are the consequence of an evolution of the minds and of the eucharistical piety. This mutation, and the recent rediscovery of the value of the rit to express the faith, have conducted the ERF (French reformed Church) to discuss in a recent Synod the question of the renewal of its symbolical and sacramental pratice. But the call for an ethically understanding of the Lord’s Supper remains strong amid the Reformees. The present text wants to show how the second perspective is well-founded, but expects also to recognize the shares of the other one.
p. 57-69
Auteur
CARDON-BERTALOT Philippe
Philippe CARDON-BERTALOT est docteur en théologie et pasteur de l’Église réformée de Crans-Montana, Valais (Suisse)