Le but de cet essai est d’esquisser une théorie générale du discours narratif qui englobe aussi bien le récit « vrai » des historiens que les récits « fictifs » des conteurs, des dramaturges ou des romanciers. L’enjeu est de délimiter l’acte de raconter commun à ces deux grands types narratifs. Pour employer le vocabulaire de Wittgenstein, si raconter est un unique « jeu de langage », et si un jeu de langage « fait partie d’une activité ou d’une forme de vie », il faut se demander à quelle forme de vie se rattache le discours narratif pris dans son ensemble. C’est ce que j’appelle : interroger sur sa fonction.
L’enquête peut être menée à deux niveaux différents, mais enchaînés : au niveau du sens et au niveau de la référence. Au premier niveau, l’enjeu est de savoir si l’histoire et la fiction ont une structure commune, je veux dire une manière commune d’ordonner les phrases au plan proprement discursif. Cette première analyse a et doit garder un caractère formel. Au deuxième niveau, l’enjeu est de savoir si, en dépit des différences évidentes dans la manière dont l’histoire et la fiction se rapportent à la réalité – en quelque sens que ce soit du mot – , elles ne se réfèrent pas, chacune à sa manière, au même trait fondamental de notre existence individuelle et sociale, à ce trait désigné par des philosophies très différentes sous le titre d’historicité, en entendant par là ce fait fondamental et radical que nous faisons l’histoire, que nous sommes dans l’histoire, que nous sommes des êtres historiques. Le problème ultime est donc de montrer de quelle façon histoire et fiction contribuent, en vertu de leur structure narrative commune, à la description et à la redescription de notre condition historique. Pour le dire d’un mot, l’enjeu ultime de notre enquête est la corrélation ou mieux l’appartenance mutuelle entre narrativité et historicité.
p. 57-78
Auteur
RICOEUR Paul
Paul RICOEUR (1913-2005) était philosophe.